Armand Robin et Rostrenen
L'écrivain, poète, traducteur et
journaliste Armand Robin (1912-1961), né à Plouguernével, passa son
enfance et son adolescence à Rostrenen avant d'aller vivre à Paris.
Peut-être faut-il comprendre son
texte ci-dessous, dédié à
cette ville et écrit pour la radio en 1954, comme une intéressante et
amusante réflexion sur l'identité ?
ROSTRENEN
L'araignée tisse de préférence ses toiles dans les coins très obscurs
que les mouches évitent de préférence ; or son but est d'attirer
les
mouches ; le plus étonnant est que ces toiles ne tardent pas à se
refermer sur les proies voulues ; l'absurde moyen a correspondu
aux
fins.
J'ai beau m'être dépaysé en tous pays, toute langue, tout sentiment,
j'ai quelque part, en un angle d'ombre, ma toile d'araignée qui
m'attend ; elle s'appelle Rostrenen. Si j'entreprends d'en parler
à
vous tous, c'est que chacun a son Rostrenen, qui peut porter n'importe
quel nom mais toujours est la toile d'araignée où jamais rien ne se
décourage.
Mon Rostrenen à moi, pour tout autre est une bourgade du sud des
Côtes-du-Nord, où j'ai, selon toutes les apparences admises, passé mon
enfance.
Ce Rostrenen prétend qu'il est mon pays natal, mieux, qu'il est sans
conteste possible le seul endroit où toujours je fus, où toujours je
suis, où toujours je serai, vif ou mort. Ce Rostrenen est très sûr du
fait que je ne suis jamais allé ailleurs. Je reviendrais ne parlant que
chinois, ce lieu très têtu clamerait que je ne parle que breton, et le
breton de Rostrenen (...)
Lorsque trois jours par an je passe là-bas, revenant de Kiruna ou
d'Avila, d'Ecosse ou de Tessin, Rostrenen nie que j'aie pu
bouger ; de
ces trois jours là-bas subis, il m'est composé une éternité. Je suis un
peu dans la situation du canal de Nantes à Brest, lequel, comme chaque
citoyen rostrenenien le sait, n'a d'existence que dans le temps où il
coule à un kilomètre aux flancs du lieu très orgueilleux ;
certains
insinuent qu'il a coulé avant de passer par là, qu'il continue à couler
bien plus loin, mais ces « on-dits » ne peuvent rien contre
l'évidence
rostrenienne et sont manifestement mensongers.
Je vous en prie, dites-le moi, quel moyen de lutter contre un
Rostrenen ? Rostrenen existe plus fortement que tout être
concevable parce qu'il
n'existe que pour Rostrenen ; avant même qu'il fût possible de le
percevoir existant, il s'est pensé et pour ainsi projeté comme le seul
endroit dont l'existence au monde soit justifiée ; ce qui n'a pas
existé non seulement pour (ce serait une concession) mais par Rostrenen
n'a jamais existé.
Chamaillard, de Rostrenen, publia voilà longtemps un ouvrage
aujourd'hui bien introuvable, intitulé : « Rostrenen
révolutionnaire » ; ce plaisant opuscule tend à montrer que
Robespierre, insignifiant
non-Rostrenien, perdit sa vie à être Robespierre ailleurs qu'à
Rostrenen ; ce Robespierre, c'est ce qu'on se prend à penser
malgré soi
à cette lecture, eût mieux fait de s'enrôler humblement chez les
révolutionnaires rostreneniens de l'époque.
Rostrenen, et c'est là je ne sais quelle fine subtilité en son
triomphe, pourrait même ne pas être localisable sur cette
planète ;
Rostrenen pourrait se trouver dépendant du plus lointain groupe
stellaire ; Rostrenen cependant serait là, en dépit de tout, tout
simplement parce qu'il serait le lieu géométrique de tous les lieux
subjectifs, qu'il serait une manifestation de cette puissance qui
consiste à s'épaissir d'existence à force de n'accepter de l'ordre
universel que la toute minuscule parcelle qui fait qu'on est Rostrenen.
Ceci revient à dire que Rostrenen est partout et même qu'il n'y a nulle
part rien d'autre que du Rostrenen, du moins à un certain point de vue,
qui est celui de la sotte et fine patience d'araignée.
Vous êtes tous, beaucoup plus que vous ne pensez, des habitants de
Rostrenen.
Armand Robin, émission Belles Lettres
du 8 novembre 1954.
Pour en savoir plus sur l'œuvre
d'Armand Robin :
http://armandrobin.org/